Les nouvelles formes d’économies rurales ont-elles un lien avec l’innovation ?

En 2016, Cap Rural organisait trois sessions sur de nouvelles formes d’économie rurale. Sous forme de webconférences, quatre expériences ont été explorées :

  • L’écologie industrielle et territoriale, avec l’expérience de la Biovallée
  • Les living lab et l’économie collaborative, avec l’expérience du Comité d’expansion de Drac Buech Durance
  • Des initiatives collectives créatrices de projets d’activités, avec les expériences du Château partagé (habitat participatif) et de Jaspir (Jeunesse Animation et Spectacles Pour Investir la Rue)

Mylène Thou, chargée de mission Valorisations des recherches et Innovations à Cap Rural, décortique ces expériences sous l'angle de l'innovation, et plus particulièrement de l’innovation sociale et territoriale, pour tirer des enseignements et répondre à la question suivante : comment crée-t-on des innovations sur un territoire ?

De nouvelles formes d'économie rurales au prisme de l'innovation

Définition du concept d'innovation proposée par Cap Rural et le Ciedel dans le cadre de sessions organisées en 2015 et 2016 :

"Une innovation est l’introduction de quelque chose de nouveau dans un contexte donné, qui va se répandre et induire du changement dans les pratiques et les normes socioculturelles." 

Les nouvelles formes d’économie rurale relèvent-elles de l’innovation ? Pour répondre à la question, voyons si les quatre initiatives présentent les caractéristiques de l'innovation.

L’innovation : l’introduction de quelque chose de nouveau

Ces expériences inventent en effet de nouvelles formes d’organisations et de valorisation des ressources locales. Elles proposent des solutions nouvelles en réponse aux enjeux de transition écologique, créent des collaborations nouvelles entre les entreprises, voire entre et/ou avec les habitants du territoire. Elles valorisent des ressources qui n’étaient considérées auparavant comme telles (exemple des déchets dans les démarches d’écologie industrielle et territoriale [EIT]). Elles induisent également de nouvelles manières de s’organiser et de faire économie en créant des emplois, des activités, mais aussi des formes d’entreprises (statut, champ d’activités, hybridation d’activités) qui n’existaient pas sur le territoire, voire qui n’existaient pas ailleurs.

Un contexte donné

Les formes de réponses novatrices, dont sont porteuses les différentes expériences relatées, sont spécifiques à leur contexte local :

  • Elles correspondent à des besoins, des envies, des aspirations sociales et des enjeux qui se traduisent de manière spécifiques localement, car elles sont en lien avec les habitants, les entreprises locales, les usagers et de manière générale avec les acteurs du territoire.
  • Elles tentent de dépasser des contraintes, des facteurs limitants spécifiques aux territoires concernés.

Cela explique que les innovations en émergence prennent une forme et non pas une autre par effet d’adaptation à ces contextes locaux. Les projets perdureront dans le temps si leurs porteurs ont une bonne connaissance des besoins "sociaux" ou, souvent par intuition, savent proposer des réponses à des besoins parfois non formulés.

La diffusion

Les formes d’innovations dont sont porteuses les expériences ne sont pas nouvelles en soi. Elles sont des réadaptations d’idées, de principes ou démarches expérimentées ailleurs. Ces expériences antérieures inspirent les "innovateurs locaux" qui se les réapproprient et vont les adapter localement à leurs "besoins".

Dans les expériences relatées, la pérennité des actions mises en œuvre n'est toutefois pas acquise, car celles-ci se situent encore au stade de la conception et de l’expérimentation. Toutefois, elles sont souvent en connexion avec des acteurs extérieurs aux territoires, et parce qu’elles interpellent par l’originalité des réponses qu’elles proposent, elles vont inspirer d’autres initiatives qui vont également les tester, y apporter les améliorations, voire de nouvelles formes de développement.

Un changement dans les pratiques et les normes socioculturelles

Les démarches expérimentées dans ces expériences induisent en effet des changements dans :

  • Les manières de faire (de construire, de produire, de montrer, de mettre en connexion, de valoriser et mobiliser ses ressources, de faire travailler les acteurs entre eux…)
    • Changements d’organisation, de pratiques… qui peuvent avoir des effets positifs plus larges sur les entreprises
    • Evolution des relations avec et au sein de la sphère publique (partenariats public-privé, modalité de l’action publique)
    • Evolution des relations avec les habitants et les entreprises locales, et de la place qui leur est donnée dans les projets et leur élaboration : on part des besoins des acteurs, entreprises et habitants et on co-construit avec eux la réponse à leurs besoins, on l’expérimente avec eux, et on vérifie l’adaptation et la faisabilité de la réponse aux besoins… (exemple des Living-labs)

  • Mais aussi les manières de voir et percevoir 
    • Les expériences changent notre perception de ce qui peut être considéré comme une ressource et la manière de la valoriser. Par exemple, dans l’approche par les flux de l’EIT, un déchet produit par une entreprise constitue une ressource pour une autre. Et l’installation sur une commune de nouveaux habitants dans le cadre d’un habitat partagé est source de création d’activités et d’emplois et de réponse à des besoins de services à la population.
    • Les projets induisent des dynamiques locales qui modifient de manière positive l’image du territoire et le rend plus attractif pour des entreprises et de nouveaux habitants, donnent envie aux locaux de faire des choses, et de faire autrement.

Toutefois les démarches nouvelles et expérimentales peuvent présenter des incertitudes et faire peur. Parce qu’elles vont à l’encontre des habitudes et des cultures locales, elles peuvent parfois rencontrer des freins et bénéficier de peu de soutien localement.

Comment se fabriquent ces innovations ?

Des processus qui peuvent être longs et complexes

Pour ceux qui en sont à l’initiative ou sont partie prenante, fabriquer quelque chose de nouveau nécessite des moyens techniques nouveaux, une organisation différente, notamment pour travailler avec d’autres, et donc un apprentissage d’autres manières de faire.

De plus, pour pérenniser ces projets dans le temps, il faut qu’il y ait acceptation et appropriation par les habitants et les acteurs du territoire (exemples : offre culturelle proposée par le projet Jaspir, démarche d’EIT avec les entreprises locales), mais aussi reconnaissance et soutien des acteurs publics et institutionnels, comme les collectivités locales qui peuvent avoir un vrai rôle à jouer dans le développement de ces projets (accompagnement, soutien technique, financier, politique…).

Enfin, comme elles inventent de nouvelles manières de faire entreprise et économie, ces expériences ont besoin de temps aussi pour construire et trouver l’organisation, le modèle économique, la gouvernance et le statut juridique les plus adaptés qui contribuent à leur stabilité.

Les conditions favorables

Parmi les conditions qui favorisent l’émergence et le développement de ces projets et qui sont caractéristiques souvent des innovations, on repère :

  • L’intervention ou l’arrivée d’individus en capacité de regarder les choses différemment, et qui permettent au projet de bénéficier d’un regard neuf et/ou d’une multiplicité de regards et points de vue.

  • Les acteurs porteurs d’innovation sont souvent capables de repérer des potentiels là où d’autres n’en verraient pas, et notamment de transformer un problème en une solution, ou considérer un déchet comme une ressource valorisable.

  • Dans le cas des porteurs de projets collectifs, les porteurs de ces initiatives sont des habitants ou des personnes qui ont la connaissance ou l’intuition des besoins de la population. Ils repèrent et/ou révèlent des besoins et ils portent un autre regard ou un regard plus positif sur le territoire. Ils ont de nouvelles idées et apportent de nouvelles compétences. Ils sont connectés à d’autres réseaux sociaux et professionnels, et sont motivés pour agir.

  • Le décloisonnement et l’hybridation de ressources : matérielles (notamment accès à la technologie), financières, d’activités, de compétences (addition de compétences permettant de réaliser des actions qui ne pourraient pas se faire sans cela, décloisonnement des filières, raisonnement multi-filières de l’amont à l’aval…).

  • Des formes d’organisation et une hybridation de formes d’organisation.

  • L’hybridation des formes d’innovation (technologiques, organisationnelles…)
    • Par le développement de technologies nouvelles : création d’un domaine nouveau, de nouvelles activités ou offres de service
    • Nouvelles organisations rendues possibles par les nouvelles technologies.

  • Des acteurs qui jouent des rôles clés, ceux des "innovateurs".

  • Une dynamique de renouvellement en continu et une posture de changement des acteurs partie prenante des projets.

  • Des connexions avec l’extérieur, hors du territoire, sous différentes formes : apport de financement, connexions aux réseaux socio-professionnels, ressources techniques et humaines…

Les pratiques, les méthodes, les outils

Les projets mis en avant mobilisent des approches souvent spécifiques de l’innovation. Parmi celles-ci, on repère :

  • L’expérimentation, le test, la dimension laboratoire "vivant" ou laboratoire "en milieu ouvert", qui se caractérisent par :
    • Le passage rapide à l’action, au concret
    • Des lieux et des objets qui incarnent la mise en actions concrètes
    • Une approche parfois plus intuitive des collectifs de porteurs de projets, les "bidouilleurs"
    • Une approche Laboratoire plus formel et institutionnel des LivingLab et de Biovallée qui suppose et mobilise une ingénierie d’animation
    • Une approche expérimentale de test-essai-erreur par l’action, d’avancée pas à pas qui permet la mobilisation des acteurs, des parties prenantes
    • Un travail chemin faisant, sachant faire preuve de souplesse en fonction des résultats obtenus ou des difficultés rencontrées.

  • L’approche centrée usages et usagers
    • Qui part des besoins des acteurs, entreprises et habitants du territoire et qui co-construit avec eux la réponse à leurs besoins, l’expérimente avec eux, vérifie l’adaptation et la faisabilité de la réponse aux besoins…
    • Qui fait travailler usagers et professionnels ensemble pour trouver et tester ces solutions

  • Une démarche basée sur la coopération et des pratiques collaboratives, qui supposent une forme d’apprentissage du collectif et développent :
    • Des formes collaboratives de recherche-développement entre les différents acteurs concernés par la problématique
    • Une culture de la coopération par l’hybridation de ressources et des compétences et le partage des regards, des idées…
    • Une gouvernance et une animation plus transversale pour pérenniser le projet dans le temps.

Les acteurs parties prenantes

Parmi les acteurs clés parties prenantes de ces projets, on repère :

  • L’acteur pivot jouant le rôle central de l’animateur. Ce peut être un agent de développement, un chef de projet, un ou des porteurs de projets. Il nécessite des capacités d’animation pour savoir aller chercher des moyens et des compétences en interne et en externe, les mettre en connexion, et surtout garder le cap et le sens du projet.

  • Les usagers, ceux qui ont des besoins et vont faire bénéficier des actions menées. Ils sont associés et parties prenantes. Ce sont parfois les innovateurs eux-mêmes.

  • Les innovateurs. Ce sont les acteurs porteurs des innovations, capables de regarder différemment un problème, une ressource, et de repérer des potentiels. Dans les projets collectifs, la dynamique est issue d’un groupe composé de plusieurs individus relevant des différentes figures de l’innovateur : les créatifs, les inventeurs, les visionnaires, les entrepreneurs, les ingénieurs, les gestionnaires, les animateurs… La composition de ces collectifs permet au projet global et aux différents projets qui lui sont associés de voir le jour, grâce à la mobilisation de différentes compétences, idées, réseaux…

Au final, les expériences explorées relèvent-elles de l’innovation sociale et territoriale ?

Au regard de l’analyse précédente, elles sont en effet porteuses d’innovation sociale pour le territoire, si l’on considère la définition proposée par l’équipe de Cap Rural en février 2016 :

"L’innovation territoriale est un processus d’innovation sociale qui répond à un besoin social spécifique à un contexte local. Elle débouche sur de nouvelles formes de services, de valorisation des ressources locales, d’organisation et de gouvernance, au bénéfice des habitants du territoire et de manière spécifique à ce territoire. Elle est initiée et mise en œuvre localement par un ensemble d’acteurs (du territoire et/ou non du territoire). Elle résulte de la coopération entre ces acteurs et d’un apprentissage collectif qui passe par des phases dynamiques d’expérimentation et de mise en pratiques. Elle induit du changement dans les manières dont le territoire, ses acteurs et ses habitants vivent et s’organisent."

Vous souhaitez aller plus loin sur le sujet ?

A lire : les autres articles écrits par Cap Rural sur les trois webconférences :

Contact

Mylène Thou, chargée de mission Valorisations des recherches et Innovations, 04 75 78 17 15 / 06 77 83 45 03, Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

Mots-clés: Construction d'offres d'activités, innovation sociale, innovation, transition écologique, économie, économie collaborative